Le bâillement de réveil – un cas d’évolution surprise

In Pensées pour une saison – Hiver, #12.

Le réveil en surprise est toujours un moment délicat… On n’a pas vu venir, on est tout ensommeillé… Un intense bâillement, bouche grande ouverte, permet alors de montrer les crocs avant même toute prise de conscience du degré et de la nature du danger éventuel… faisant par là hésiter tout agresseur potentiel. Le temps, pour l’éveillé, que sa profonde prise d’oxygène, suite à l’expulsion forcée du gaz carbonique et de la vapeur d’eau stagnant au fond des poumons, stimule tout son corps… en particulier les systèmes nerveux adrénergiques. Un grand flux d’adrénaline, pour la fuite éperdue ou le combat d’instinct, si nécessaire [1].

La contraction, vigoureuse, du système masticateur, envoie également un signal nerveux puissant à la formation réticulaire du tronc cérébral, à l’interface des systèmes autonome, moteur et sensitif, accélérant par là le retour à la vigilance. Ensuite seulement, éventuellement, le cerveau sera-t-il sollicité dans ses capacités de traitement cognitif : ami, ennemi, neutre, rien du tout ?…

On discerne ainsi une double utilité à ce curieux phénomène du grand bâillement de réveil : démonstration de férocité (display), à tout hasard, et dynamisation physiologique d’urgence, dans tous les cas. L’animal qui procède ainsi automatiquement, systématiquement, a des chances de vivre un peu plus, de se reproduire un peu plus… D’un point de vue évolutif, un tel comportement ne pouvait donc que s’imposer, génétiquement.

On voit par là comment un réflexe de display automatique, à première vue bien étrange, s’est retrouvé, chez beaucoup de mammifères, évolutivement sélectionné au cours du temps… car il offre un petit avantage de survie aux organismes qui le pratiquent.

[1] Cf. infra les textes nos 95, 96 et 97 : « Systèmes nerveux dans un organisme, développements parallèles », « Choc vagal, avantage évolutif inattendu », enfin « Le combat à mort du chat et celui des défenseurs français de Verdun ». Cf. aussi « Le bonheur et la sérénité, ou bien l’excitation et le plaisir ? », le texte no 105 de Pensées pour une saison – Printemps.

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Système vivant n’est pas machine

In Pensées pour une saison – Hiver, #11.

Descartes [1596-1650] était fier d’avoir imaginé l’animal comme une machine ; l’homme, toutefois, subsistant, dans son esprit de philosophe idéalisant des catégories néo-platoniciennes, comme une âme incorporée [1].

L’auteur était intelligent et rédigeait bien, mais ne connaissait ni les âmes, ni les machines, ni les animaux… Nonobstant, son analogie satisfit pleinement les chrétiens en mal de renouvellement doctrinal, ainsi que les vivisecteurs de tous genres qui s’empressèrent de saisir un blanc-seing leur permettant de pratiquer… l’âme tranquille.

Quelques siècles plus tard, ils demeurent nombreux, ceux qui pensent : “ Moi, j’ai une âme ”… pour ensuite traiter les animaux comme des machines. Sauf, peut-être, leur favori (le “ pet animal ” des anglo-saxons), qui, lui, est différent…

L’attachement mental à la notion d’âme répond à des besoins psychiques très primitifs. À première vue, l’analogie cartésienne, entre machine et être vivant, peut sembler plus raisonnable, par sa formulation d’allure plus moderne. Pourtant, il devrait sauter à l’œil, même du plus myope, que c’est encore un non-sens.

Un organe, un organisme, doivent fonctionner, activement, une bonne moitié de leur temps, rien que pour conserver leur intégrité et rester opérationnels. Ce faisant, ils ne s’usent pas, au contraire ils se maintiennent, voire se développent. Le cœur doit travailler sans cesse… pour ne pas se scléroser à ne rien faire ! Tandis qu’une machine, si l’on procède de même avec elle, on ne fait que l’user : certes, elle doit être utilisée un peu, régulièrement, afin de la faire mieux durer, mais, généralement, pas plus de la moitié du temps !

Cette simple observation de bon sens s’avère profonde, car elle permet de pressentir une des différences fondamentales entre une machine et un système vivant : outre sa plasticité structurelle, absente de la machine, une caractéristique essentielle du second est qu’il se nourrit en métabolisant, ce qui lui permet de générer l’énergie biochimique nécessaire à son fonctionnement, mais aussi de renouveler, sans cesse, les molécules de ses cellules biologiques. Ce n’est pas le cas de la machine : l’essence ou l’électricité qu’on lui fournit ne sont que des sources d’énergie, elles ne se trouvent pas intégrées dans sa matière même.

[1] Cf. « Dérive antipodale des mots : cartésien », texte no 111 de Pensées pour une saison – Printemps.

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Où commence la vie, exactement ?…

In Pensées pour une saison – Hiver, #10.

Lorsqu’on étudie de près les manifestations de la vie, de très près, en ayant recours à la solide méthode réductionniste, consistant à étudier le tout par ses parties, il est un moment de l’investigation où l’objet vivant paraît un ensemble d’objets inanimés – et on ne peut définir avec précision où et quand cette transition a eu lieu… La vie semble s’en être écoulée, comme une eau que l’on aurait vainement tenté de retenir entre ses doigts, dans le noir.

De fait, il est judicieux de savoir jusqu’à quel niveau on peut pratiquer un réductionnisme de bon aloi. Car il y a différents niveaux d’organisation et de complexité du réel, et pour chacun il faut utiliser des outils matériels et intellectuels adaptés. Il est vain de démonter entièrement une montre pour comprendre son fonctionnement si l’on n’a pas la moindre notion de mécanique. Il est vain (et obscène) de disséquer un animal si l’on n’a pas la moindre notion d’anatomie, de physiologie, de biochimie, voire d’écologie.

Ainsi, même de bonnes connaissances, si elles se trouvent limitées à la physique-chimie, ne permettront pas de retirer la moindre information valable de cette dissection. Car un système vivant s’avère bien plus qu’une agrégation d’atomes ou de molécules, aussi complexe et organisée soit-elle, et aussi sophistiqué que soit le modèle descriptif. Une biologie sans biochimie est largement illusoire, mais la biologie n’est pas que de la biochimie… car il y a dans la vie une particularité irréductible à la chimie.

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La démarche réductionniste et ses différents seuils

In Pensées pour une saison – Hiver, #09.

La démarche réductionniste, consistant à étudier le tout par ses parties et les liens entre celles-ci, offre une garantie de rigueur intellectuelle et se révèle une approche efficace de la réalité. Mais il ne faut pas perdre de vue que la reductio ad absurdum – la réduction à l’absurde – guette l’imprudent se laissant glisser sur la pente de la reductio ad infinitum – la réduction à l’infini…

Il y a plusieurs niveaux de réalité, correspondant à différents plans d’organisation et de complexité. On ne peut appliquer la démarche réductionniste en-deçà d’un certain seuil, défini par l’approche matérielle et l’outil intellectuel que l’on utilise.

Ainsi, il y a un seuil subparticulaire où règne la mécanique quantique. Un seuil atomique, celui de la physique nucléaire. Un seuil moléculaire, celui de la chimie. Un seuil macro-moléculaire, celui de la biochimie entre autres. Un seuil cellulaire, celui de la biologie cellulaire. Un seuil pluri-cellulaire. Un autre lié à l’espèce vivante. Un seuil écologique. Des seuils divers d’intelligence et de conscience. Un seuil planétaire. Un seuil stellaire. Un seuil galactique. Et même, un seuil cosmique.

À chaque changement de seuil, un saut qualitatif s’opère, le tout n’est plus entièrement discernable par ses éléments constitutifs. Ainsi, on ne peut aborder la biologie cellulaire sans biochimie, mais on ne peut l’appréhender entièrement en se cantonnant à cette dernière. La réalité des choses s’exprime en des dimensions très différentes, et il convient de se souvenir que, souvent, le tout s’avère plus que la somme des parties.

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Franchir une paroi – l’élégance et l’efficacité animales

In Pensées pour une saison – Hiver, #08.

J’ai eu l’occasion d’observer la méthode, très efficace, qu’utilisent des quadrupèdes pour gravir une paroi abrupte, bien trop haute pour un saut direct.

Qu’ils soient ongulés ou félins, ils bondissent et parviennent aussi haut que possible contre la paroi, avec leurs quatre pattes repliées sous eux.

Suit, aussitôt, une fulgurante détente des pattes arrière, le corps se déploie entièrement et les pattes antérieures sont projetées en avant.

Ces dernières se replient alors pour accrocher le rebord et tirer vers le haut tout le reste du corps, en profitant de l’élan – et ils passent !

C’est si beau à observer ! Trois coups précis et puissants – donnés en une fraction de seconde, toute d’élégance dans le mouvement et d’efficacité dynamique.

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Le rêve, cours préparatoire de la vie féline

In Pensées pour une saison – Hiver, #07.

On ne peut pas bien comprendre les chats, ni les aimer vraiment, si l’on ne réalise pas que ce sont de grands sensibles et de grands nerveux, qui s’imposent une discipline ferme et constante pour demeurer calmes et toujours maîtres d’eux-mêmes.

Leur capacité à exploser, de manière foudroyante, pour le combat ou pour la chasse, prend sa source dans cette opposition essentielle, entre leur concentration maîtrisée et leur hyper-sensibilité.

C’est également cette opposition intérieure qui en fait des modèles de courage, car, quoiqu’ils soient de grands angoissés, ils peuvent se battre, vaillamment, de toutes leurs forces et jusqu’au bout, contre des ennemis plus puissants et plus nombreux [1]. Ainsi, bien qu’ils soient, pour la plupart, très prudents et craintifs, on n’observe pas de lâcheté chez un chat, même terrorisé.

Ce qui les sauve, psychiquement, de leur contradiction interne fondamentale, et en rajoute à leur charme inné d’animaux étranges et superbes, apogée de millions d’années d’évolution inspirée, c’est leur don pour le sommeil… et leur aptitude à beaucoup rêver. Le sommeil et les rêves les préparent, sur tous les plans, à survivre dans un monde de brutes. Au réveil, ils sont nerveusement prêts.

[1] Cf. infra le texte no 97, « Le combat à mort du chat et celui des défenseurs français de Verdun ».

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Mozart, soleil solitaire

In Pensées pour une saison – Hiver, #06.

Même dans ses œuvres de jeunesse, dès les premières mesures on peut reconnaître la patte légère, adroite et précise de Mozart [1756-1791]. La patte d’un jeune chat rêvant d’un monde meilleur, fait de beauté, où il puisse gambader avec bonheur.

Mais non, ce monde, il ne pouvait que l’imaginer et, par son génie, le créer musicalement. Quelle souffrance solitaire a dû vivre un tel soleil, illuminant, aussi souvent que possible, de jolies scènes à la surface de la Terre… mais, dans le grand vide du cosmos indifférent, sur lequel il rayonnait généreusement, se retrouvant, toujours, si lucidement seul.

Le pianiste Alfred Brendel avait perçu et bien compris ce profond chagrin existentiel d’un grand artiste. Dans une interview de 1991, il avait su l’exprimer en quelques mots : “ Mozart could be deeply pessimistic. His works in minor keys are some of the most desolate soliloquies that I know in music. ” – « Mozart pouvait être profondément pessimiste. Ses œuvres en clef de mineur sont parmi les plus désolés des monologues intérieurs que je connaisse en musique. »

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L’action du vent

In Pensées pour une saison – Hiver, #05.

Remarkable Rocks, Kangaroo Island. Un paysage minéral. De grands rochers sculptés par les intempéries. Ils sont colossaux, ils semblent immuables… En fait, certains sont lentement mus par le vent : un panneau indique la position d’un de ces rocs il y a un siècle à peine, il a été déplacé de plusieurs décimètres !

Dans ce décor où les sons se limitent au vent et au ressac, on peut méditer. Je pense à certains animaux que j’ai pu observer, à certaines personnes que j’ai pu croiser. Il y a des individus efficaces dont l’action est comme celle du vent : on ne la perçoit que rarement, le plus souvent on n’en voit que les effets sur la durée. Brise légère, mais persévérante, façonnant des montagnes, ou déplaçant des masses inertes, sur le très long terme…

Le vent souffle où il veut… tu l’entends, mais tu ne sais d’où il vient, ni où il va.

Tiens, des gros nuages noirs, au sud… Parfois, la brise se mue en ouragan, renversant tout.

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Insondable mystère…

In Pensées pour une saison – Hiver, #04.

Pendant trois années, nous avons assisté dans notre rue à un étrange manège. Quel était le secret de ce chat, plus vraisemblablement une chatte, qui emportait presque chaque jour une feuille de platane ?

Elle la transportait triomphalement, en la tenant soigneusement par sa tige. Qu’en faisait-elle, quel sens accordait-elle à cet acte, inattendu pour les observateurs, qu’elle pratiquait avec un sérieux et un bonheur évidents ? Sens du confort amélioré pour son nid ? De la décoration pour celui-ci ? Goût de la collection ? Insondable mystère…

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Écouter les doux

In Pensées pour une saison – Hiver, #03.

Dans une réunion, ceux aux propos desquels il convient de prêter plus particulièrement attention sont ceux-là qui parlent doucement, sans élever la voix mais sans marmonner pour autant, et qui semblent avoir le regard fixé à trente centimètres de leur nez.

Ces introvertis s’avèrent souvent très concentrés sur ce qu’ils disent, et pas sur l’effet de leurs paroles… Ils ne parlent pas volontiers.

D’habitude, on ne les écoute guère, alors qu’on aurait tout intérêt à le faire, et attentivement… Ils ont vraiment quelque chose à dire, eux.

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La fourmi qui devint deux

In Pensées pour une saison – Hiver, #02.

Depuis un long moment (que je ne peux déterminer plus précisément, ne portant pas de montre), j’observe une petite fourmi transportant, à bout de bras, une graine trois fois plus grosse qu’elle. Chaque caillou s’avère une colline à franchir, chaque brin d’herbe couché un arbre tombé, à surmonter. Vainquant toutefois obstacle sur obstacle, avec une détermination farouche, elle avance avec son trésor, porté haut de ses deux pattes avant. Cela zigzague beaucoup mais, en gros, elle a bien parcouru de la sorte quatre bons mètres mesurés en ligne droite !

Puis d’un coup elle pose son fardeau, elle commence plutôt à tirer, à pousser. Elle fatigue… De cette manière, c’est beaucoup plus difficile pour elle… la moindre feuille mouillée s’avère un terrain pénible, sa ligne de parcours se fait de plus en plus chaotique. Soudain, elle laisse tomber et s’en va ! Droit devant elle.

Je me sens bien là où je suis, assis sur ma pierre… Je reste ainsi, à méditer sur cet admirable effort. Tant de peine… tout cela en vain.

Après un bon moment passé ainsi, agréablement, mon œil perçoit une scène… qui me foudroie sur place. Venant de la direction qu’avait prise la fourmi ayant dû renoncer, je vois arriver deux fourmis, ne semblant nullement hésiter sur leur piste. Elles parviennent à la grosse graine, et hop ! elles remettent ça, à deux. Je les vois repartir ainsi, vers la direction initiale, poursuivant sans relâche leur tâche, poussant, tirant. De cette façon, elles transportent sur quelques mètres de plus leur précieux butin, puis leur chemin les fait passer sous de grands épineux, et je dois renoncer à les suivre plus avant.

Deux fourmis… Et si l’une des deux était celle qui avait semblé renoncer, pour, en fait, aller chercher une collègue ?

Émerveillé par cette perspective, je reprends ainsi le fil de ma méditation… et soudain je réalise : quand la fourmi avait abandonné sa besogne démesurée, n’avais-je pas été pris d’un hochement de tête malheureux – n’avais-je pas pensé : courageuse et travailleuse, mais bien peu raisonnable, en définitive, la petite bête… Elle s’était astreinte à une tâche impossible. Comme souvent moi-même, quoi.

J’aurais pu continuer sur cette première pensée, grave mais quelque peu triviale. Par hasard toutefois (aussi par sentiment de bien-être, sous le petit soleil agréable !), j’étais resté assez longuement sur place… alors que rien ne se passait, apparemment. Et là, par chance, j’avais eu l’occasion de voir plus loin, plus profond, par delà les limites usuelles de mon propre temps et de mon propre espace. Et celles de mon espèce.

En tant qu’observateur de hasard, je m’interroge. Combien de fois des animaux, en tant qu’individus, voire des humains appartenant à des sociétés primitives, n’ont-ils pas été ainsi sous-estimés, à cause d’un décalage entre leur temps d’accomplissement d’une besogne, et celui imparti à l’observation qu’on en menait ? Pourtant, si l’observateur ne gère pas son propre espace-temps à l’instar de celui des êtres qui s’activent sous son regard, comment pourrait-il saisir, pleinement, le déroulement d’une action de ces individus ou de ces organismes ?

Je frémis : qu’en est-il des plantes et des champignons ? Comment notre aptitude normale d’attention et d’appréciation des choses pourrait-elle permettre de percevoir, de concevoir les capacités de réalisation de leurs organismes individuels ? De leurs processus actifs dans le long terme… Sous mes pieds, le mycélium d’un agaromycète Armillaria luteobubalina, âgé de plusieurs siècles, s’étend sur des kilomètres carrés…

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De la langue française

In Pensées pour une saison – Hiver, #01.

Je laisse souvent mon esprit vagabonder… Je l’arrête parfois et lui demande : « D’où viens-tu? »

Il me répond, invariablement : « De la langue française. Elle m’a conçu, et nourri. »

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