La limpidité des voix de soprano anglaises et la réinvention de la voix de contre-ténor

août 19th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #92.

Au temps de la Renaissance tardive, les compositeurs anglais Tallis [1505-1585], puis Byrd [1543-1623], produisirent des chefs-d’œuvre de musique vocale ; parfois en cachette de l’autorité (pour de sombres et violentes raisons d’anti-papisme officiel – eux-mêmes étaient catholiques).

Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, il y eut les merveilles, principalement vocales, de Purcell [1659-1695], et puis… et puis pas grand-chose. La plupart des musiciens de l’époque baroque en terre anglaise seront importés.

En matière musicale, les Britanniques ne se réveilleront que tardivement, à partir de la fin du XIXe siècle. Ainsi, en musique classique, ils n’auront fait qu’une seule contribution majeure, mais elle est tout à leur honneur : une tradition de voix de soprano claires et limpides, dénuées de la sonorité grasseyante qui rendait un peu ridicules les cantatrices du continent.

Par ailleurs, après la seconde guerre mondiale, un génie anglais autodidacte, Alfred Deller [1912-1979], saura réinventer la tessiture, si singulière, de la voix de contre-ténor. Plus personne ne savait la pratiquer, elle s’était éteinte. Grâce à lui des pages sublimes de la musique de la Renaissance sont relues, et même relues convenablement.

Enfin, vers 1970, l’Angleterre inventera un genre de musique “ pop ” souvent troublant… Le groupe Pink Floyd créant même plusieurs œuvres chantées étonnantes par leur sensibilité et leur inventivité musicale – il est dommage que les lyrics, les paroles, se trouvaient rarement à la hauteur de la musique.

À la lecture de cette courte note, on aura compris que c’est en musique vocale (et pas tout à fait en art lyrique) que les Britanniques auront apporté leur principale contribution à l’art musical.

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Le petit agressif qui s’empare de tout le terrain

août 18th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #91.

Le fonctionnement du monde n’est pas vraiment fondé sur l’esprit de paix et de bienveillance, non plus sur la force tranquille… En observant de près les oiseaux, les singes, les humains ou les chats, on peut parfois discerner un même processus à l’œuvre, assez troublant : de plus petits, de plus faibles, s’ils sont agressifs, finissent par chasser de plus grands, de plus forts… si ces derniers ne sont pas eux-mêmes querelleurs.

À chaque confrontation acceptée par le plus fort, ces individus plus faibles se prennent une leçon – mais ils n’en ont cure et reviennent à la charge, encore et encore. Jusqu’à ce que le plus grand, s’il est de nature paisible et amateur d’harmonie plutôt que d’affrontements, finisse, de guerre lasse, par céder le terrain… ou par se soumettre.

J’ai ainsi vu un chat menu poser sans cesse des guet-apens, lui permettant de faire sursauter, à chaque fois, de plus costauds que lui. Même si ces derniers lui flanquaient une raclée ou le chassaient loin, ils finissaient, à la longue, par souffrir d’une angoisse généralisée, à cause de tous leurs sursauts, de toutes leurs peurs, de courtes durées mais se cumulant.

Car le petit chat choisissait soigneusement les moments où, lui, était prêt, moralement et physiquement… alors que ses victimes étaient toujours prises par surprise, souvent aux plus mauvais moments : quand ils mangeaient, buvaient, faisaient leurs besoins, siestaient… Pour leur part, les plus grands ne se prêtaient pas à ce jeu, ne s’appliquant pas, eux, à systématiquement surprendre le pénible petit teigneux… Ni ne souhaitaient-ils le battre à mort, une fois pour toutes. Individus foncièrement aimables, ils perdaient à la longue. Leurs lieux de déambulation usuels se trouvant désormais associés à des expériences déplaisantes, ils se mettaient à les éviter.

Ainsi, à ce jeu risqué, sournoisement, lentement mais de façon inexorable, le petit agressif finissait par contrôler tout le territoire. Il gagnait à l’usure.

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Défendre son lieu sûr

août 18th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #90.

Depuis longtemps, j’observe attentivement les chats. Un trait caractéristique de l’espèce est l’importance accordée au lieu sûr.

Pour chacun, la priorité absolue est de s’assurer, régulièrement, que celui-ci lui demeure exclusif. S’il doit y revenir en vitesse, il doit pouvoir s’attendre à ce qu’il ne soit pas investi par un autre. Il l’inspecte donc fréquemment, ainsi que son environnement, et si nécessaire prend une posture de combat face au chat ou à l’animal qui approche trop du périmètre de défense de ce lieu.

Ou alors, si celui-ci n’est plus défendable, il se met en quête d’un autre refuge. Pendant cette période de recherche le chat, animal courageux mais spontanément angoissé, devient particulièrement anxieux. L’angoisse que provoquait le souci d’avoir à défendre son lieu sûr a laissé place, pour un temps, à l’anxiété de la recherche. Le petit être n’a pas le choix toutefois, il doit persévérer, car il lui faut un nouveau lieu sûr afin de pouvoir y trouver refuge en cas de coup dur.

Quoique cela ne soit pas entièrement et toujours vrai… Dans les chatteries, dans les meilleures familles, on trouve parfois un petit félin qui a opté pour une autre stratégie : la force brute et systématique contre tous les autres chats. Il y a toujours, inscrit dans son génome, le besoin d’un lieu sûr, mais ce besoin n’est réellement ressenti qu’en présence d’animaux nettement plus grands que lui. Pour le reste, on est en présence d’une autre stratégie d’existence ; celle-ci, à l’égard des congénères, est basée sur l’agressivité à outrance : ton refuge est le mien quand je veux.

Deux stratégies bien différentes, donc : soit on investit dans son lieu sûr, soit on investit régulièrement celui des autres. Tant que le chat en question est grand, vigoureux et agressif, une stratégie de prise, par la force, du bien d’autrui, fonctionne autant que celle de défense minimale de son bien, puis de fuite le cas échéant. Mais en cas de maladie, ou de vieillesse, gare… Les autres chats, qui auront dû subir la loi d’airain du grand belliqueux, méchant et fort, le lui feront payer… car les chats ont de la mémoire et la dent longue.

Pour les humains, on peut observer les mêmes types de comportement, définir les mêmes profils psychologiques. Toutefois, l’arbre des convenances sociales cachant la forêt des interactions, on le conçoit moins bien !

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Un furieux combat pour la vie : fœtus humain contre mère enceinte

août 17th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #89.

Plutôt qu’une harmonie d’amour dans une biologie intégrée et symbiotique… une femme enceinte se révèle, bien plus souvent, le terrain d’une lutte, brutale ou sournoise, entre mère et fœtus, dans un combat pour la survie entre deux organismes se disputant des ressources limitées.

Le fœtus humain n’est pas un aimable invité attendant passivement sa nourriture : à l’instar d’un cancer, son placenta développe, de manière très envahissante, des vaisseaux sanguins qui s’enfoncent profondément dans les tissus de la paroi utérine, afin d’en extraire les éléments nutritifs nécessaires à son propre développement. Cette captation des ressources maternelles se fait bien plus activement que chez la plupart des autres mammifères placentaires. De fait, chez l’être humain, une grossesse s’avère, dans l’ensemble, une véritable épreuve de force entre l’hôtesse et l’embryon, puis le fœtus. Dans ces conditions biologiques, il n’est pas surprenant qu’une majorité des ovules fécondés soient expulsés…

Cet affrontement patent entre deux êtres, déjà distincts entre eux en termes organiques, même si, à ce stade, l’un d’eux n’est pas indépendant du tout, peut aller jusqu’à l’éclampsie – une crise convulsive hypertensive se manifestant, dans de nombreuses régions, chez plus de 5% des femmes enceintes, vers leur fin de grossesse. Le fœtus, en sécrétant ou en faisant sécréter par la mère une série de molécules hormonales, augmente alors, soudainement et dangereusement, la pression artérielle de la femme enceinte, afin de faire affluer encore plus de sang et d’éléments nutritifs dans le placenta. En l’absence d’assistance hospitalière, la mère mourra en accouchant… mais d’un bébé vivant.

Ce dernier point donne à réfléchir. Prenons du recul. D’abord, on constate avec intérêt que le système immunitaire d’une mère tolère un génome étranger à celle-ci, un véritable parasite du point de vue de l’identité biologique : après s’être introduit en elle sous la forme d’un spermatozoïde, puis après avoir capté une partie de l’ADN maternel lors de la fécondation, il se développe ensuite rapidement, fût-ce au détriment de l’hôtesse.

Un tel profil général de reproduction, à la tonalité plutôt furieuse, donne des fruits amers, certes… Sur le long terme, sur de grands nombres, des fruits néanmoins ! L’espèce Homo sapiens non seulement existe, mais s’est imposée à toute la planète. Dans le cadre de cette réflexion, cela se comprend dans la mesure où, si cette interaction conflictuelle entre la mère et le bébé qu’elle porte, peut s’avérer parfois fatale à celle-ci en fin de processus, l’accouchement meurtrier est, le plus souvent, compensé, sur le plan de la survie de l’espèce, grâce à la prise en charge du nouveau-né par la communauté. En définitive, l’organisation ultra-sociale de l’espèce humaine a biologiquement permis l’apparition évolutive d’un développement embryonnaire et fœtal très violent… encore plus meurtrier que chez la plupart des autres placentaires.

On notera la portée de cette conclusion, alors que l’on n’a même pas abordé la question des conditions de l’accouchement proprement dit… particulièrement pénible et traumatisant pour une mère humaine, ainsi que pour le bébé naissant.

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Le hasard, nécessaire à tout démiurge

août 16th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #87.

Un observateur lucide du monde vivant doit constater que, si celui-ci forme un mécanisme singulièrement complexe, parfois prodigieux, il s’avère, par ailleurs, souvent détraqué, ou étrangement mal adapté.

Aussi, n’en déplaise aux croyants, les merveilles de ce monde ne prouvent en rien l’existence d’une intelligence créatrice. Il y a le reste, qu’il faut aussi mentionner…

De plus, un mécanisme, même extrêmement sophistiqué, peut parfaitement apparaître de façon naturelle au cours du temps, par complexification spontanée du simple. C’est d’ailleurs un processus qui n’a pas plus de raisons de se faire… que de ne pas se faire. Si l’on éprouve le sentiment que ceci, ou cela, devait nécessairement se faire, c’est simplement… parce que l’on se trouve à l’intérieur du mécanisme. C’est un biais de perception.

Quant à tenter, par la pensée et le calcul, par inférences successives, de remonter le passé, pour reconstituer l’histoire de cette complexification, afin d’éventuellement découvrir “ l’acte créateur ”… il y a un moment, au cours de ce processus de reconstruction cognitive, où l’on ne peut rien déterminer de précis, chaque option possible, à chaque bifurcation en arrière du scénario évolutif, se trouvant à peu près aussi vraisemblable que l’option contraire. Ainsi, en l’absence de données paléontologiques suffisantes, l’éventail des possibles va tellement en s’élargissant, à chaque étape d’une reconstitution descendant toujours plus profondément dans les strates des éons du temps, qu’inévitablement on s’enlise, à un certain moment : on n’a plus rien sous la main, et plus rien à voir.

Cela étant, pour en revenir aux cafouillages, innombrables, du monde vivant : n’en déplaise aux athées, ils ne prouvent, en rien, l’inexistence passée, ou présente (“ Dieu est mort ”), d’un créateur, disons intelligent, de ce monde. En effet, tout créateur du monde, vu l’étendue et la durée de son action, ne pourrait qu’avoir bafouillé et cafouillé dans son œuvre… d’autant que la possibilité même de ces ratages s’avère une condition préalable à tout processus de création. Plus fondamentalement, si dieu omnipotent il y eut, et en admettant qu’il fût adroit généralement, il fallut bien qu’il créât le hasard, pour se donner une chance… d’être créatif !

Les cafouillages et le hasard n’excluent donc pas l’existence d’un ou de plusieurs démiurges, quasi omnipotents, à l’origine du temps – pour autant que cette dernière notion ait un sens. Quant à leurs intentions…

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La mémoire courte et les vastes liens à soi

août 16th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #86.

C’est assez curieux : les gens à la mémoire limitée se plaisent, néanmoins, à imaginer, partout autour d’eux, l’existence de liens dans le monde. Liens à la teneur très vague, certes… mais nombreux et extensifs. Ce monde qu’ils traitent par ailleurs comme le leur – car la plupart des liens s’établissent avec eux-mêmes. Chacun de ces deux processus mentaux est inattendu, en l’espèce, mais c’est leur conjoncture qui donne particulièrement à réfléchir. Il y a là plus qu’une coïncidence psychologique.

Celui qui a bonne mémoire peut, plus naturellement, voir les liens réels entre les choses et les événements, cela tombe sous l’entendement. Mais il se trouve, aussi, avoir une meilleure conscience des innombrables cas où il n’y avait aucun lien à déterminer, seulement des coïncidences et des ressemblances fortuites ou accidentelles… à noter dans un coin de sa mémoire, c’est tout.

Ainsi, avec une mémoire vaste et longue, on conserve à l’esprit non seulement la partie visible ou explicable de l’iceberg-monde, mais aussi sa plus grande partie, celle située sous la surface et celle des événements fortuits.

D’un autre côté, si la mémoire est plus courte – et plus floue – on imagine volontiers des liens, partout… entre toutes les choses et tous les événements. Avec soi-même au centre de cette vaste toile. Plus la mémoire est limitée, plus de tels liens sont imaginés vastes et nombreux. On voit mal les détails de l’iceberg et on n’imagine pas du tout sa partie immergée… néanmoins on se perçoit en interaction avec l’iceberg.

On n’accepte pas que la plupart des choses sont simplement inaccessibles et ne peuvent être appréhendées. On manque de mémoire, par là de perspective, pour réaliser la profondeur du chaos… ne fût-ce que celui qui bée en soi. On ne voit pas, on ne veut pas envisager le désordre et le hasard omniprésents, qui règnent sur le monde… soi-même inclus. D’une fois à l’autre, on oublie tout… et on compense en imaginant – en s’imaginant au monde.

La conception de l’univers est celle d’une trame bien faite… dont on se trouve le centre.

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Un exterminateur de beautés naturelles

août 15th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #82.

L’homme, sauf exception sociale ou individuelle, enlaidit irrémédiablement la planète qui a vu apparaître, en son sein, ce véritable cancer écologique. Les plus beaux animaux sont chassés par lui, en premier, jusqu’à extermination. Les plus aimables aussi, d’ailleurs.

Cette extermination, sélective, est le plus souvent présentée comme une expression de vertus insignes : on s’embellit le corps des plus belles dépouilles, marquant sa puissance sociale ; on décore son domicile de trophées, comme autant de signes extérieurs de force et de richesse. À l’instar d’Agamemnon, qui sacrifie sa fille Iphigénie afin que les dieux favorisent son expédition de pillage contre Troie, on tue en offrande divine ce qu’il y a de plus beau ou de plus attachant : les plus belles vierges, les plus beaux animaux. Par la même occasion, on se débarrasse des êtres considérés comme trop beaux, des plus doux, des plus agréables… car ils pourraient, par leur simple existence, amollir l’esprit guerrier, l’esprit religieux ou l’esprit utilitaire.

Les plus beaux poissons, les plus beaux oiseaux, les plus belles tortues, les plus beaux félins, les plus beaux papillons ont ainsi, systématiquement, été exterminés. Par contre, les rats, les méduses urticantes, les cafards et les punaises de lit prolifèrent grâce aux humains.

Les derniers oiseaux chanteurs et les derniers papillons, à présent rarement entendus ou entrevus, nous font rêver d’un passé enchanteur, à jamais disparu. Il en est de même des beaux scarabées et des lucioles. Les insectes et oiseaux pollinisateurs, qui contribuaient au charme d’une planète si joliment fleurie, avant que l’homme ne s’en saisisse entièrement, disparaissent ; seules subsisteront les plantes pollinisées par le vent, en général sans fleurs, ou à fleurs tristes.

Les plus majestueux, les plus grands des arbres, ont été abattus. Victimes idéales, ne pouvant ni fuir, ni se défendre.

De façon générale, les dernières espèces d’un genre donné, survivant encore à l’homme, s’avèrent les moins dotées en beaux attributs : elles sont dépourvues de cornes imposantes, dénuées d’un joli pelage ou de plumes admirables, elles sont sans couleurs chatoyantes, elles n’exposent pas de belles fleurs.

La forme vivante désormais dominante, Homo sapiens, a créé un monde gris, informe et uniforme.

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Tous ces êtres…

août 14th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #79.

Tous ces êtres que j’ai pu croiser ou côtoyer, qui avaient besoin d’aide ou de réconfort, combien sont-ils avec qui je n’ai pas su y faire, pour qui je n’ai rien pu faire, ou pour lesquels il n’y avait rien à faire. Tous ces petits êtres… mais aussi d’autres, plus grands… que j’ai aimés ou admirés, et qui sont morts. Tout cela est si irréversible.

Étendu sur le dos, dans un lit d’hôpital, ou assis dans un siège d’avion, je tente de me les repasser en mémoire. Pour certains déjà, il ne me reste qu’un brouillard blanc, où j’entends comme un rappel, que je dois me souvenir, qu’il y avait un être, qu’il y avait un nom… ou que j’avais donné un nom…

Tout s’estompe, alors que je me bats pour leur rester fidèle, à ces feux follets de l’existence. Rien à faire, après que la mort les aura rattrapés, le néant éteindra jusqu’au souvenir qu’ils m’avaient laissé… souvenir que je tente, en vain, de raviver.

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L’abîme et la fourmi

août 13th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #78.

Temps de méditation. Calmer l’agitation des processus mentaux. Première étape, voir lucidement : quel désordre, quelle pauvreté intellectuelle, sentimentale et existentielle… Ce que l’on perçoit du monde intérieur et extérieur ne représente qu’une petite surface de l’océan, juste le voisinage immédiat.

Comme il s’avère difficile, dans ces conditions, de se représenter mentalement cette immensité. L’ailleurs, le plus loin… on ne peut que l’inférer : la surface des mers doit avoir une apparence, des propriétés à peu près semblables à celle des flots alentour… sans doute. Mais les abîmes de l’océan… la profondeur, peut-être sans limite, des cieux… on les imagine mal.

On croit, du moins, pouvoir comprendre quelque chose au monde environnant proche, aux pulsions et aux pauvres pensées intérieures… et tout ce que l’on voit, ce sont quelques centaines de mètres carrés d’une surface mouvante, elle-même insaisissable. Tout ce que l’on perçoit de soi, si l’on s’avère lucide, c’est la course aveugle et chaotique d’une fourmi, elle-même aux contours un peu vagues, se mouvant péniblement dans un espace inconnu, se cognant ici, se cognant là… avançant vaille que vaille ! Seul l’effort consenti semble réel…

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Appréciation des risques majeurs et des faibles probabilités – de l’individu à l’espèce

août 12th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #77.

Les êtres humains, pour la plupart, le plus souvent, tendent à n’accorder qu’une attention flottante aux risques à faible probabilité, même lorsque ces derniers sont en rapport potentiel avec des événements dévastateurs.

Ces risque-tout (qui n’ont pas conscience de l’être !) prennent distraitement le volant… alors qu’ils se retrouvent ainsi aux commandes d’un véhicule de mort, ou pire. Ils vivent tranquillement au pied d’un volcan ou sur une faille sismique, au pied d’un barrage ou dans une zone de stockage d’hydrocarbures. Ils ne prennent pas des précautions élémentaires d’hygiène, qui pourtant éloigneraient d’eux la grande faucheuse. Ils laissent des entremetteurs inconnus gérer l’ensemble de leurs actifs financiers, achetant, comme dans un état second, des produits qu’on leur présente benoîtement, ne gardant pas à l’esprit les risques d’effondrement de la valeur vénale… Ils font de leur “ smartphone ” et de leurs objets “ connectés ” des cahiers d’adresse détaillés et des porte-documents fournis, qu’ils laissent en évidence, devant leur porte d’entrée, somme toute…

C’est à l’avenant.

En cela, ils ressemblent à ces antilopes qui broutent tranquillement, le jour, non loin d’une troupe de lions faisant la sieste, au lieu de faire du chemin pour s’en éloigner – que sont donc un peu moins d’herbe et de la fatigue supplémentaire, même sous un soleil cuisant, comparées à la mise à mort, hautement possible, dans quelques heures ? Mais non ; elles restent. Elles auront peur la nuit, très peur, de la même façon que les humains tremblent lors de la secousse sismique, gémissant : “ Mais que suis-je donc venu faire là ? Misère ! J’aurais dû… ”. Trop tard.

Ce comportement imprévoyant s’avère, de la sorte, aussi courant dans le monde animal que dans le monde humain. Dans l’ordre de survie d’une espèce animale, il apparaît ainsi que le produit multiplicatif d’une faible probabilité, fois un résultat nuisible, même à l’extrême, pour un individu, n’a pas assez d’incidence, en termes évolutifs, pour que soit génétiquement programmé, dans l’espèce, un comportement de prise en compte du risque ultime. Car tout cela a peu d’importance dans l’ordre général des choses… En effet, seuls quelques individus, ou de petits groupes, paient le prix fort de l’imprévoyance… de temps en temps. Pour le reste, le troupeau survit et continue son errance. Se reproduisant quand même, entre deux tragédies individuelles. Sous le ciel indifférent.

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L’étonnante variété des types psychiques félins

août 9th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #70.

Les observateurs attentifs ont constaté que les moutons, si méprisés, présentent une diversité impressionnante de psychismes individuels. Quant aux chiens, mieux étudiés, ils démontrent une variété de types psychiques aussi étendue que chez les humains.

On sait moins observer les chats, plus cryptiques dans leurs expressions et leurs comportements. Néanmoins, si l’on procède correctement à cette observation, il m’apparaît qu’on aboutit à cette intéressante conclusion : la diversité des types psychiques semble plus marquée chez les petits félins que chez les humains ou les chiens !

Je me fonde, entre autres, sur l’observation personnelle, de très près, de neuf petits chats, très différents l’un de l’autre, avec lesquels mon épouse et moi-même avons partagé un temps de notre vie : Aswad, Sacha, Micha, Champi, Lucie, Schahpour, Chatoune, Chamane et Gribouille.

En y réfléchissant bien, on peut concevoir la raison principale de ce phénomène : les félinés, très individualistes, ne subissent pas la pression de conformité sociale, mimétique ou biologique, propre à des animaux aussi grégaires que les grands caninés, ou les simiens, par exemple.

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Ailleurs n’est pas distrait

août 8th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #66.

Le mot “ distrait ” sert à qualifier celui dont l’esprit vagabonde tellement qu’il n’est pas à ses actes, au point que sa capacité de concentration s’en ressent. Le même mot est utilisé, à mauvais escient, pour qualifier celui dont l’esprit se trouve, très intensément et durablement, consacré à une ligne de pensée… parfois au détriment de ses interactions avec le monde extérieur.

De fait, seul le premier est réellement distrait, son esprit dérivant trop volontiers un peu partout. Le deuxième se trouve plutôt absent… fixé dans un ailleurs précis ; il n’est justement pas distrait par grand-chose, y compris par les aspects concrets de la vie. Enfant, j’étais perplexe que l’on me qualifiât de “ distrait ”. Je ne voyais pas très bien ce que l’on pouvait me reprocher.

Pièges et limitations de la langue… avec tout l’impact que cela peut avoir sur des existences !

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Superbes paysages, sagesses millénaires… à décliner au passé

août 6th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #59.

Asie. Superbes paysages, sagesses millénaires… La beauté et la plénitude sont là. Ou du moins, étaient là… En effet, il s’agit surtout de beaux restes, car la laideur et la folie s’étendent, rapidement, partout sur la planète, y compris dans cette vieille partie du monde. Les paysages sont saccagés, les témoignages de sagesse antique sont souillés.

C’est évident : en général, les humains ne font pas preuve d’amour pour les vestiges anciens de beauté et de sagesse.

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Moitié-forte, le currawong courageux

août 4th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #50.

2015.08.25 – Les currawongs sont de très grands oiseaux autralasiens du genre Strepera, qui ne sont pas des corvidés allongés et au long bec, mais des passereaux artamidés aux yeux d’un beau jaune vif ; ils poussent des appels très étranges, à l’origine de leur nom vernaculaire et de leur nom de genre. Ils ont une façon inimitable de se laisser tomber de branche en branche, et de se déplacer au sol sans discrétion aucune, de par leur taille et leur démarche gauche. Ce sont de grands sauvages, à l’intelligence sous-estimée à cause de leur timidité.

Un jour sur le deck de notre maison construite sur pilotis, soit sur la plate-forme de la vérandah, je remisais avant le soir les graines pour oiseaux, celles-ci n’étant pas destinées aux rats, sortant la nuit. Un currawong, de loin, observait, régulièrement, la scène. Pacifique comme tous les siens, il n’avait jamais dérangé les petits oiseaux se nourrissant. L’une de ces graines tombe entre deux lattes. Ni une, ni deux : il s’envole et se précipite droit sous la maison à la recherche de celle-ci. Il n’avait pas eu la possibilité de la voir passer à travers le plancher du deck, car la partie inférieure de la maison était cachée par un treillis de bois. Il avait inféré, avec une sagacité immédiate…

Outre leur intelligence de grands modestes, il convient de signaler que, lorsqu’il le faut, comme la plupart des oiseaux, les currawongs savent se montrer courageux. J’ai vu un couple de parents chasser, avec détermination, un très gros chien qui s’approchait trop près de leur petit. Par ailleurs, ils sont coriaces : j’en ai vu survivre à de longues sécheresses et à des tempêtes terrifiantes.

J’ai aussi eu l’occasion d’assister, pendant des semaines, au combat silencieux de l’un d’eux, contre une paralysie progressive de la moitié droite de son corps. J’étais plein d’admiration de le voir réussir à voler, en un vol bancal, mais vol quand même. Réussissant efficacement à se nourrir par lui-même. Trop farouche pour se laisser approcher, comme tous ses congénères. Ces derniers le laissaient en paix, à la différence de ceux de « Sur-une-patte », la magpie handicapée…

Je l’appelais « Moitié-forte ». Rien qu’à l’ouïe, je pouvais déterminer sa présence, car il avait une façon bien à lui de sautiller dans l’herbe et dans les feuilles au sol. Avec son bec de longueur intermédiaire, je n’arrivais pas à déterminer son sexe.

Un jour, au petit matin, je l’ai retrouvé mort ; pas de blessure sur lui, c’était peut-être la maladie, responsable de sa paralysie, qui l’avait tué. Même tout tordu dans sa dernière convulsion, il restait beau. Si élancé, si élégant dans son éclatant plumage noir et blanc.

Je réalisai alors combien il avait été vital, pour le déraciné que j’ai toujours été, qu’une longue partie de mon existence se fasse au contact étroit de la nature profonde. Ces dix-sept années passées dans le bush australien m’avaient donné une précieuse expérience. J’ai beaucoup appris de la vie, et sur elle, grâce à ce contact.

Maintenant, je tourne la page du grand livre de la vie, littéralement – et je crois avoir suffisamment connu, évolué et mûri pour écrire un peu, en particulier sur les êtres que j’ai eu la chance de pouvoir aimer et admirer.

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Un monde d’enfer

août 3rd, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #49.

Le monde est bien plus proche de l’enfer qu’il ne l’est du paradis, cela saute aux yeux si l’on y regarde de près. Partout sous le microscope, c’est argiles compacts, pourritures fongiques et monstruosités acariennes, plutôt que cristaux de neige, jolis radiolaires et diatomées opalescentes.

Pour y voir une apparence de paradis, et pour donner à voir cette apparence… il y faut le filtre, délibérément flou, d’un grand peintre impressionniste, animé d’un bon tempérament.

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Comprendre, puis accepter l’ordre des choses

août 2nd, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #44.

Depuis ma petite enfance, il m’a fallu des décennies d’efforts opiniâtres pour comprendre la réalité des choses – une réalité dans laquelle l’organisme qui me constituait avait bien de la peine à trouver ses marques… Je n’ai pas beaucoup aimé ce que j’ai trouvé, que ce soit au-dehors ou au-dedans, ou entre les deux…

Aussi, mon autre effort, tout aussi tenace, a-t-il consisté à accepter, avec équanimité, l’ordre des choses.

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La tombe, enseignante

août 1st, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #42.

La tombe la plus proche est une enseignante intransigeante, que les sots qualifient de pessimiste, alors qu’elle est simplement la plus réaliste qui soit.

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Sur-une-patte, la magpie rejetée

juillet 31st, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #39.

2015.08.07, hiver austral – Depuis quelques jours, j’observe une magpie, femelle, jeune apparemment, plutôt maigre, boitillant piteusement, restant figée sur place quand elle me voit, et bizarrement posée sur son ventre, un peu de travers. Petit à petit, à force de rencontres, elle se détend.

Depuis quinze jours, résolument, je vais, je viens, de quatre conteneurs maritimes que je vide systématiquement, à un grand feu brûlant devant. Les conteneurs sont remplis d’articles scientifiques et techniques anciens, empilés sur des bibliothèques métalliques démontables, c’est tout très intéressant et bien trié, mais je dois débarrasser pour le retour en Europe. À Kangaroo Island, je les avais transformés en compactus. Trente-six ans de documentation qui partent au feu. Je ne garde que ce que je compte relire.

La magpie demeure dans le coin, me laissant parfois approcher à moins de deux mètres. Je lui ai installé une petite soucoupe avec de l’eau, elle vient y boire. À cinquante mètres de là, deux malheureux jeunes chiens, attachés à longueur de journée, jappent lamentablement, parfois pendant des heures. Ils sont beaux, des red kelpies, se tenant droits, ils ont des oreilles pointues, ce sont de vrais canidés. Au moins sont-ils à deux, mais quelle jeunesse…

Un matin, la magpie s’introduit d’un coup d’aile décidé dans le conteneur aux portes grandes ouvertes, s’installe à un mètre vingt de moi sur une bibliothèque, et m’observe ainsi pendant un quart d’heure. Je lui parle, je continue de trier, elle me suit de ses yeux rouges, presque brûlants par l’intensité du regard. Je peux l’observer à mon tour plus attentivement : sa patte droite est complètement tordue, inutilisable. Je ne vois pas de fil de pêche dont je devrais éventuellement la libérer, comme je l’avais déjà fait pour deux de ses congénères, rien à faire pour moi de ce côté. Soudain, elle s’en va. J’ai compris.

L’après-midi je reviens avec des croquettes pour chats. Les deux chiens jappent toujours, elle-même repose tranquillement couchée sur le ventre, toujours dans le fossé devant le conteneur. À deux mètres d’elle, je lui lance une croquette, que malgré sa condition d’éclopée elle arrive à saisir du bec dans sa trajectoire ! Elle me regarde : oui, voilà, tu as compris.

Les deux chiens sont soudain silencieux, dressés sur leurs pattes, ils nous regardent attentivement. J’envoie à la magpie cinq croquettes de plus, en visant bien car elle est quand même très handicapée, puis j’arrête afin de lui éviter une indigestion. Les deux chiens observent toujours, très silencieux, leurs belles oreilles dressées, et je les vois penser : là, il se passe quelque chose d’important, soyons bien attentifs…

Je retourne à mon labeur de triage, la magpie s’en va. Les deux chiens resteront silencieux pour le reste de l’après-midi ; ils méditent, leur pauvre jeunesse de prisonniers leur a enfin fourni un sujet digne de leur remarquable intelligence. Quatre individus sensibles et conscients se sont observés, et réfléchissent.

2015.08.09 – « Sur-une-patte » est toujours là. J’appelle ainsi la petite magpie à la patte difforme. Elle me reconnaît de loin, vole vers moi à tire-d’aile. Cette fois, elle se saisit des croquettes d’entre mes doigts, je lui en donne ainsi une dizaine. Le contact est bon, elle aime bien s’installer tout près et me regarder m’activer.

Par contre, je constate avec inquiétude des blessures écarlates sur sa tête, probablement dues aux coups de bec des magpies de son groupe qui l’ont rejetée. Je les vois alentour, l’œil sur nous… et elles ne semblent pas regarder Sur-une-patte avec aménité. Ces passereaux artamidés, très intelligents, qui vivent en groupe serré, sont connus pour leur façon de rejeter, soudainement et impitoyablement, un congénère hors du clan.

2015.08.11 – Depuis le matin, c’est la tempête sur l’île, avec des rafales de pluie. Je suis inquiet pour Sur-une-patte, je ne l’ai pas vue hier… et avec son unique patte, il doit lui être très difficile de s’arc-bouter contre le vent violent. Il est exclu pour elle, dans de telles conditions météorologiques, de sautiller d’un coin à l’autre à la recherche de nourriture, elle se ferait emporter. Elle doit avoir faim en plus de froid. Je pars à sa recherche sous le vent et la pluie.

Je la trouve près de notre propre maison cette fois, je l’ai reconnue de loin à sa démarche particulière ; elle aussi m’a reconnu, car elle s’élève du sol et vole sans hésiter droit sur moi. Cette fois, elle s’installe sur la barrière du jardin. Elle est transie, l’air misérable, ses blessures à la tête sont à vif. Elle se saisit des croquettes que je lui tends, cette fois elle a droit à une douzaine de celles-ci. Je lui parle un peu, elle fait un petit besoin. Tout va bien.

Mais à peine je m’éloigne d’elle, de deux mètres seulement, qu’elle pousse un grand cri ! Woush ! deux autres magpies, venues de nulle part, me frôlent presque et se lancent sur elle ! Elle s’enfuit en zigzaguant, mais par leur chasse habile ses deux adversaires, en parfaite santé eux, s’y prennent avec adresse pour la forcer au sol. Elle se couche sur le dos, poussant de grands cris, et les deux la piquent et la repiquent férocement.

Il m’a fallu quelques secondes pour réaliser la scène ! Je me précipite alors en courant, faisant de grands moulinets des bras, « allez-vous en ! » qu’il leur crie, le bipède lourdaud ! Elles ne s’en vont que lorsque je me trouve à cinq mètres d’elles ! Sur-une-patte profite de la diversion pour s’évanouir dans la canopée touffue d’un eucalyptus mallee.

Bon… Je sens que la survie de la petite handicapée ne sera pas simple… Ses pires adversaires ne seront ni les prédateurs, ni les éléments déchaînés, ni les difficultés inhérentes à sa condition, mais les membres de la communauté qui l’a rejetée.

Il pleut, il vente. Il ne me reste qu’à méditer, devant, au loin, la mer grise et indifférente.

2015.08.12 – Ce matin, la tempête a soufflé encore plus violemment sur l’île. Dans l’après-midi, alors que je me douche, j’entends les cris de détresse typiques d’une magpie recevant une raclée de congénères. Serait-ce Sur-une-patte ? Le temps de me sécher en vitesse, de m’habiller, je sors – mais rien, personne, nulle magpie. Pour moi, c’est comme un grand silence tout autour, malgré les rafales du vent qui continue de souffler rageusement. Sur-une-patte…

2015.08.16 – Cela fait cinq jours que je n’ai plus revu mon amie. Si c’était bien elle que j’avais entendue, il y a quatre jours, elle aurait survécu aux journées de tempête… et peut-être s’est-elle décidée à ne plus sortir des bois, car les membres de son clan, qui l’ont rejetée, sont trop dangereux pour elle. Peut-être… Bonne chance, petite boiteuse, j’espère recroiser ta route. Tu m’as rappelé ce que c’est que de lutter, chaque jour, simplement pour survivre.

Début mai 2016 – Nous quittons définitivement notre grand terrain de Kangaroo Island. Cela fait neuf mois que je n’ai plus revu Sur-une-patte. Mais je ne l’ai pas oubliée. Je lui dédie ce petit journal, rédigé au gré de nos rencontres.

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Le porteur d’eau et ses petits amis

juillet 30th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #36.

Janvier 2009, été austral.

Suite à une longue sécheresse, l’étang sur notre propriété de Kangaroo Island, quoique profond de plusieurs mètres, s’était retrouvé à sec. Je doublai alors le nombre de récipients emplis d’eau un peu partout autour de la maison, en des endroits où ils seraient à l’ombre pour toute la journée. Afin que les insectes et les petits oiseaux puissent boire sans danger de noyade, je disposai verticalement, dans chaque seau, deux branches lourdes, dont la partie supérieure se retrouvait en appui contre le rebord intérieur, et posai à la surface de l’eau des petits bouts de bois flottant, de tailles diverses : le petit être qui tomberait dans un récipient pourrait agripper un de ces mini radeaux, puis remonter le long d’une de ces branches coupées, jusqu’au rebord du seau. Je disposai par ailleurs trois lourdes pierres autour de chaque récipient, afin qu’ils ne soient pas renversés par de plus grands animaux, maladroits, kangourous, wallabies, possums ou échidnés.

Puis je réfléchis : bien des animaux, nombreux, ne viendraient pas jusqu’ici… leur point d’eau habituel c’était là-bas, à l’étang. J’éprouvais de la peine pour tous les êtres qui ne pourraient plus s’y désaltérer. Voyons… Que faire… Je pourrais déposer, au fond de cet étang à sec, des seaux d’eau, que je remplirais à l’aide du grand réservoir d’eau et de la pompe à incendie que j’avais fixés sur une remorque. Non, cela n’irait pas… Je ne pourrai pas utiliser la pompe pour remplir ces récipients, même son plus faible débit reste puissant et trop d’eau serait ainsi gaspillée alentour ; quant à l’écoulement à partir du petit robinet de vidange, cela prendrait un temps fou pour remplir chaque seau… Par ailleurs, le réservoir était maintenant plein de 800 litres, la remorque s’avérait presqu’indéplaçable sous un tel poids ! Enfin, je l’avais positionnée, près de la maison, exactement là où il fallait pour une lutte contre un incendie, et en ces jours de sécheresse extrême un feu de brousse pouvait nous tomber dessus en quelques minutes… Il était exclu que nous nous retrouvions, pour une heure ou plus, sans cette précaution d’appoint.

Bon… Portant à bout de bras deux seaux d’eau, je fis alors, à pied, le trajet de cent cinquante mètres depuis la maison ; enfin arrivé à l’étang à sec, je les déposai dans la vase, en son fond. Je pris les mêmes dispositions que pour les récipients près de la maison : branches contre la noyade, pierres contre le renversement. Rude tâche, car il faisait chaud.

À mon deuxième trajet, apportant les troisième et quatrième seaux pleins d’eau, je remarquai, déjà, des petits oiseaux perchés sur le rebord des deux premiers récipients. Je déposai ainsi, en tout, huit seaux remplis d’eau, au fond de l’étang à sec. Je m’installai ensuite sur une grande pierre, sous l’ombre d’un eucalyptus géant, pour admirer le ballet des petits êtres de toutes sortes venant se désaltérer. Les petits oiseaux, bien sûr, puis un papillon, une abeille, d’autres insectes… Rapidement, ce fut tout un manège ailé. J’étais heureux.

En fin de journée, je revins avec deux seaux remplis d’eau afin de compléter le niveau de ceux que j’avais installés au fond de l’étang à sec. L’activité de la petite faune auprès de cette oasis artificielle restait importante.

À l’aube du jour suivant, les huit récipients étaient entièrement vides, car les wallabies et les kangourous étaient venus à leur tour, la nuit, et leurs besoins en eau étaient importants. Je pouvais voir leurs empreintes tout autour, dans la vase de l’étang encore un peu humide. Je vis même des traces d’échidné, cela n’avait pas dû être simple pour lui, mais les pierres disposées contre les seaux l’avaient sans doute aidé, il avait pu monter dessus pour accéder à l’eau.

Je repris ma tâche. D’abord rapporter les huit récipients vides à la maison. Au premier voyage effectué avec deux seaux pleins, des oiseaux m’accompagnèrent ; j’étais impressionné, ils avaient vite compris. Tout le long du trajet, j’entendais des petits “ pip ! ”, je discernais des vols rapides, frrout !  Je déposai les deux seaux au fond de l’étang à sec, redisposai six pierres autour d’eux, enfin les branches dedans afin que personne ne se noyât. Puis je repris le chemin de la maison. Je n’avais pas fait quatre mètres que les deux récipients d’eau étaient investis, dans une folle agitation, “ pip ! ”, “ pip ! ”, frrout !

Deuxième trajet, avec les troisième et quatrième seaux remplis d’eau. À peine l’avais-je entrepris, que je me retrouvai environné de papillons blancs ou jaunes, qui voletaient autour de moi. Ils m’accompagnèrent tout le long ! Eux aussi, ils avaient vite compris ! J’étais éberlué, émerveillé. Cette scène est l’un des plus beaux souvenirs inscrits dans ma mémoire.

Je fis encore les troisième et quatrième trajets, jusqu’à ce que huit seaux emplis d’eau se retrouvassent à nouveau au fond de l’étang à sec.

Tout le long, je fredonnais l’air de « Ce petit chemin »[1] :

C’est le rendez-vous
De tous les insectes
Les oiseaux pour nous
Y donnent leurs fêtes !

C’était fatigant, vers la fin le soleil tapait dur déjà, mais j’étais heureux dans mon rôle d’ami à la peine pour les êtres, petits et grands, que je chérissais.

Je persistai ainsi, pendant des semaines, dans ma tâche de porteur d’eau, jusqu’aux premières pluies : des petites flaques d’eau, ici et là, permirent enfin à tous les animaux de se désaltérer.

[1] Chanson de 1933, paroles de Jean Nohain, musique de Mireille.

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Douâ, le génie sur la branche

juillet 28th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #31.

Soudain, un individu à part, sorti d’on ne sait où, se met à pratiquer, tout seul, son génie autodidacte.

Sur la vérandah de notre maison de Kangaroo Island, par un temps idéal, nous lisons avec bonheur, la mer sous les yeux. Tout à coup nous entendons des trilles gracieuses, des sifflements mélodieux, des roucoulements charmants, déclinés sans la moindre hésitation. Étonnés, nous découvrons, perché sur la plus haute branche d’un eucalyptus proche, un magpie mâle, plutôt jeune, encore plus doué pour la musique que ses congénères, tous flûtistes et chanteurs, des grands passereaux artamidés au superbe plumage blanc et noir.

Il resta longtemps à chanter ainsi, pour nul autres auditeurs que moi-même et mon épouse, aucune autre magpie n’étant là pour l’entendre. Par la suite, pendant des mois, nous le retrouvions de temps en temps, toujours dans le même coin. Pour pratiquer ses exercices vocaux, il s’installait à chaque fois sur la même branche haute, nous ne l’avons jamais entendu chanter ailleurs ; et jamais il ne chantait ainsi en présence d’une autre magpie. L’hiver passe, nous ne le revoyons plus. Ô génie solitaire et pudique… Personne ne pourra, ne saura, ne voudra apprendre de toi.

Quelques mois plus tard, il est de retour, le génie musical ! Durant son absence, il a dû observer et écouter attentivement, car voilà-t-il pas que, soudain, j’entends le miaulement bref, discret et cristallin, de Chatoune… mais venant du ciel !

Je suis stupéfait : c’est bien lui ! De retour sur sa branche favorite ! Un petit dialogue s’instaure entre nous ; il a considérablement enrichi son répertoire, non seulement sait-il imiter notre chatte, mais il peut, en plus, jouer les trilles d’un merle, maintenant !

Il s’arrête, je laisse passer un temps bref afin de m’assurer que c’est bien à mon tour, que ce n’est pas une simple pause de sa part… Je me mets alors à siffler et chantonner, quelque chose de concis et de clair mélodiquement. Il écoute attentivement, la tête un peu penchée de côté… puis reprend à sa manière !

Je ressens autant de bonheur que lorsque je jouais, en duo de clarinettes, avec Iovita, mon cher professeur roumain de musique. En hommage à ces deux musiciens sensibles, j’appelle ce magpie doué : Douâ. Deux, en roumain.

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Le chat, ami du silence et du calme

juillet 27th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #30.

Le chat est ami du silence et des activités calmes, pratiquées longuement, dans des espaces circonscrits. Ce n’est pas pour rien que tant d’écrivains ont un chat comme ami proche. Un chat n’est ni un chien, ni… un singe. Il a besoin, physiquement et psychiquement, de tranquillité. Le chat domestique, enfermé dans un appartement avec des humains agités, dans l’impossibilité de fuir, souffre le martyre.

En corollaire : dans toute interaction avec des félins, les mouvements doivent être lents et délibérés, toujours, car chez eux tous les mouvements rapides sont associés à l’attaque. Si l’on ignore cette caractéristique essentielle de leur comportement, on ne comprend rien à leur personnalité profonde, et toute tentative d’échange est vaine. Ou se passe mal.

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L’ondoyant

juillet 27th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #27.

Que l’on observe le chat dans ses mouvements ondoyants et élégants, évitant sûrement les obstacles avec une fluidité maîtrisée. Son mental est à l’image de sa gestuelle précise et gracieuse – il est avisé de s’en inspirer.

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Le poème comme épiphanie

juillet 26th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #22.

Soudain, ce qui restait caché se manifeste avec éclat !

Il faut le dire, mais seul le poème s’avère en mesure d’exprimer, un peu, l’indicible, dans sa fulgurance. Le poète écrit alors, mais s’il connaît mal la portée de son œuvre, il connaît sa propre limite. L’écriture d’un poème est une épiphanie d’acceptation – que le monde est étranger à soi, irrémédiablement – et que l’on est ce que l’on est. Une épiphanie dans la beauté rêvée et dans la nostalgie, tout autant rêvée.

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Domenico Scarlatti et Joseph Haydn, compagnons de chaque heure

juillet 24th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #18.

On peut écouter, des heures chaque jour, des mois durant, sans se lasser, juste quelques unes des sonates de Scarlatti [1685-1757] ou de Haydn [1732-1809]. Savourant l’intelligence et la sensibilité de tel ou tel jeu, la sonorité exceptionnelle de tel clavecin ou tel clavicorde, de tel piano-forte ou tel forte-piano, ou encore de tel piano.

Leur démarche de compositeur a quelque chose de très rigoureux et d’ensoleillé, ce n’est ni triste, ni joyeux, simplement stimulant et illuminant.

Scarlatti et Haydn, dans, respectivement, leurs 550 (oui !) et 62 sonates pour clavier, ont su créer deux vastes espaces esthétiques dénués de tout sentimentalisme, sans aucune affectation. Deux océans sans fin sous un ciel ouvert, où l’on peut naviguer longuement, heureux de voir et sentir des choses toutes simples, épurées. Comme les vagues sur l’océan, toujours renouvelées, jamais pareilles, et les nuages dans le ciel, que l’on admire un par un, ou bien que l’on regarde simplement passer, l’esprit ailleurs mais légèrement présent…

Oui… on peut, aussi bien, écouter attentivement le grand Domenico et le grand Joseph, que les insérer dans le paysage sonore : ces auteurs profonds mais modestes sont des compagnons idéals pour le travailleur à son bureau.

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En recherche

juillet 21st, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #13.

Toute ma vie j’ai été en recherche… et je le suis encore. Pas à la recherche de quelque chose, car je n’ai jamais rien eu de très précis à l’esprit, mais bien en recherche. Petit animal calme, mais curieux, toujours en investigation.

J’ai trouvé une foule de choses jolies, intéressantes, aimables, mais en beaucoup plus grand nombre d’autres qui étaient laides, menteuses, malsaines. C’est peut-être cela qu’il y avait à trouver, en définitive : la réalité navrante de ce rapport déséquilibré.

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Franchir une paroi – l’élégance et l’efficacité animales

juillet 20th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #08.

J’ai eu l’occasion d’observer la méthode, très efficace, qu’utilisent des quadrupèdes pour gravir une paroi abrupte, bien trop haute pour un saut direct.

Qu’ils soient ongulés ou félins, ils bondissent et parviennent aussi haut que possible contre la paroi, avec leurs quatre pattes repliées sous eux.

Suit, aussitôt, une fulgurante détente des pattes arrière, le corps se déploie entièrement et les pattes antérieures sont projetées en avant.

Ces dernières se replient alors pour accrocher le rebord et tirer vers le haut tout le reste du corps, en profitant de l’élan – et ils passent !

C’est si beau à observer ! Trois coups précis et puissants – donnés en une fraction de seconde, toute d’élégance dans le mouvement et d’efficacité dynamique.

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Le rêve, cours préparatoire de la vie féline

juillet 19th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #07.

On ne peut pas bien comprendre les chats, ni les aimer vraiment, si l’on ne réalise pas que ce sont de grands sensibles et de grands nerveux, qui s’imposent une discipline ferme et constante pour demeurer calmes et toujours maîtres d’eux-mêmes.

Leur capacité à exploser, de manière foudroyante, pour le combat ou pour la chasse, prend sa source dans cette opposition essentielle, entre leur concentration maîtrisée et leur hyper-sensibilité.

C’est également cette opposition intérieure qui en fait des modèles de courage, car, quoiqu’ils soient de grands angoissés, ils peuvent se battre, vaillamment, de toutes leurs forces et jusqu’au bout, contre des ennemis plus puissants et plus nombreux [1]. Ainsi, bien qu’ils soient, pour la plupart, très prudents et craintifs, on n’observe pas de lâcheté chez un chat, même terrorisé.

Ce qui les sauve, psychiquement, de leur contradiction interne fondamentale, et en rajoute à leur charme inné d’animaux étranges et superbes, apogée de millions d’années d’évolution inspirée, c’est leur don pour le sommeil… et leur aptitude à beaucoup rêver. Le sommeil et les rêves les préparent, sur tous les plans, à survivre dans un monde de brutes. Au réveil, ils sont nerveusement prêts.

[1] Cf. infra le texte no 97, « Le combat à mort du chat et celui des défenseurs français de Verdun ».

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Mozart, soleil solitaire

juillet 19th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #06.

Même dans ses œuvres de jeunesse, dès les premières mesures on peut reconnaître la patte légère, adroite et précise de Mozart [1756-1791]. La patte d’un jeune chat rêvant d’un monde meilleur, fait de beauté, où il puisse gambader avec bonheur.

Mais non, ce monde, il ne pouvait que l’imaginer et, par son génie, le créer musicalement. Quelle souffrance solitaire a dû vivre un tel soleil, illuminant, aussi souvent que possible, de jolies scènes à la surface de la Terre… mais, dans le grand vide du cosmos indifférent, sur lequel il rayonnait généreusement, se retrouvant, toujours, si lucidement seul.

Le pianiste Alfred Brendel avait perçu et bien compris ce profond chagrin existentiel d’un grand artiste. Dans une interview de 1991, il avait su l’exprimer en quelques mots : “ Mozart could be deeply pessimistic. His works in minor keys are some of the most desolate soliloquies that I know in music. ” – « Mozart pouvait être profondément pessimiste. Ses œuvres en clef de mineur sont parmi les plus désolés des monologues intérieurs que je connaisse en musique. »

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L’action du vent

juillet 19th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #05.

Remarkable Rocks, Kangaroo Island. Un paysage minéral. De grands rochers sculptés par les intempéries. Ils sont colossaux, ils semblent immuables… En fait, certains sont lentement mus par le vent : un panneau indique la position d’un de ces rocs il y a un siècle à peine, il a été déplacé de plusieurs décimètres !

Dans ce décor où les sons se limitent au vent et au ressac, on peut méditer. Je pense à certains animaux que j’ai pu observer, à certaines personnes que j’ai pu croiser. Il y a des individus efficaces dont l’action est comme celle du vent : on ne la perçoit que rarement, le plus souvent on n’en voit que les effets sur la durée. Brise légère, mais persévérante, façonnant des montagnes, ou déplaçant des masses inertes, sur le très long terme…

Le vent souffle où il veut… tu l’entends, mais tu ne sais d’où il vient, ni où il va.

Tiens, des gros nuages noirs, au sud… Parfois, la brise se mue en ouragan, renversant tout.

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La fourmi qui devint deux

juillet 18th, 2023

In Pensées pour une saison – Hiver, #02.

Depuis un long moment (que je ne peux déterminer plus précisément, ne portant pas de montre), j’observe une petite fourmi transportant, à bout de bras, une graine trois fois plus grosse qu’elle. Chaque caillou s’avère une colline à franchir, chaque brin d’herbe couché un arbre tombé, à surmonter. Vainquant toutefois obstacle sur obstacle, avec une détermination farouche, elle avance avec son trésor, porté haut de ses deux pattes avant. Cela zigzague beaucoup mais, en gros, elle a bien parcouru de la sorte quatre bons mètres mesurés en ligne droite !

Puis d’un coup elle pose son fardeau, elle commence plutôt à tirer, à pousser. Elle fatigue… De cette manière, c’est beaucoup plus difficile pour elle… la moindre feuille mouillée s’avère un terrain pénible, sa ligne de parcours se fait de plus en plus chaotique. Soudain, elle laisse tomber et s’en va ! Droit devant elle.

Je me sens bien là où je suis, assis sur ma pierre… Je reste ainsi, à méditer sur cet admirable effort. Tant de peine… tout cela en vain.

Après un bon moment passé ainsi, agréablement, mon œil perçoit une scène… qui me foudroie sur place. Venant de la direction qu’avait prise la fourmi ayant dû renoncer, je vois arriver deux fourmis, ne semblant nullement hésiter sur leur piste. Elles parviennent à la grosse graine, et hop ! elles remettent ça, à deux. Je les vois repartir ainsi, vers la direction initiale, poursuivant sans relâche leur tâche, poussant, tirant. De cette façon, elles transportent sur quelques mètres de plus leur précieux butin, puis leur chemin les fait passer sous de grands épineux, et je dois renoncer à les suivre plus avant.

Deux fourmis… Et si l’une des deux était celle qui avait semblé renoncer, pour, en fait, aller chercher une collègue ?

Émerveillé par cette perspective, je reprends ainsi le fil de ma méditation… et soudain je réalise : quand la fourmi avait abandonné sa besogne démesurée, n’avais-je pas été pris d’un hochement de tête malheureux – n’avais-je pas pensé : courageuse et travailleuse, mais bien peu raisonnable, en définitive, la petite bête… Elle s’était astreinte à une tâche impossible. Comme souvent moi-même, quoi.

J’aurais pu continuer sur cette première pensée, grave mais quelque peu triviale. Par hasard toutefois (aussi par sentiment de bien-être, sous le petit soleil agréable !), j’étais resté assez longuement sur place… alors que rien ne se passait, apparemment. Et là, par chance, j’avais eu l’occasion de voir plus loin, plus profond, par delà les limites usuelles de mon propre temps et de mon propre espace. Et celles de mon espèce.

En tant qu’observateur de hasard, je m’interroge. Combien de fois des animaux, en tant qu’individus, voire des humains appartenant à des sociétés primitives, n’ont-ils pas été ainsi sous-estimés, à cause d’un décalage entre leur temps d’accomplissement d’une besogne, et celui imparti à l’observation qu’on en menait ? Pourtant, si l’observateur ne gère pas son propre espace-temps à l’instar de celui des êtres qui s’activent sous son regard, comment pourrait-il saisir, pleinement, le déroulement d’une action de ces individus ou de ces organismes ?

Je frémis : qu’en est-il des plantes et des champignons ? Comment notre aptitude normale d’attention et d’appréciation des choses pourrait-elle permettre de percevoir, de concevoir les capacités de réalisation de leurs organismes individuels ? De leurs processus actifs dans le long terme… Sous mes pieds, le mycélium d’un agaromycète Armillaria luteobubalina, âgé de plusieurs siècles, s’étend sur des kilomètres carrés…

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